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11 Novembre 1918, Front Ouest, 9h à 10h

Je cours. Mon cœur bat à tout rompre dans mes tempes. Mes semelles cloutées marquent le tempo saccadé dans la boue du no man’s land. J’entends, autour de moi, le battement régulier des pas de mes camarades. Ils sont lancés dans cette même course. Je les entends, mais ne les vois pas. Mon regard est fixé sur cet horizon masqué par les fumées des obus de la préparation d’artillerie.  Noyé dans la grisaille, je cours. Je cours sur une terre grise, que toute verdure a abandonné après des mois de labours guerriers intensifs. Je cours dans un air gris. Peut-être y a-t-il encore un ciel bleu au dessus des fumées de la canonnade, mais il ne réapparaîtra pas avant de longues heures. Il y a quelques minutes encore, un roulement continu d’explosions ébranlait l’air et la terre autour de nous. Le grondement sourd de l’impact nous parvenait de l’objectif désigné pour notre charge. Puis c’était la vibration profonde de la terre martyrisée qui nous atteignait, nous envahissait comme si notre chair se devait de vibrer à l’unisson de la terre que nous foulions. À chaque grondement, on pouvait voir les parois de la tranchée perdre quelques grammes de terre qui roulaient jusqu’à la boue, sans pour autant parvenir à l’épaissir sous la pluie froide de novembre. L’odeur de terre mouillée se chargeait de celle de la poudre et de celle des corps en décomposition, les corps de nos camarades et de nos ennemis tombés dans les charges précédentes ces jours derniers.

Une heure auparavant, vers 8 heures, le lieutenant nous avait informés de l’ordre reçu du quartier général de la division. Nous avions reçu mission de prendre la tranchée ennemie. La guerre était perdue, nous le savions. Les huiles galonnées se rencontraient depuis quelques jours pour discuter de la cessation des hostilités et d’un armistice. La section était sortie des abris creusés dans les parois de la tranchée: lente remontée des escaliers pour retrouver l’air libre de la tranchée, la lumière grise du champs de bataille. On grille une cigarette, les doigts fébriles et tremblants sur le papier trop détrempé : est-ce la dernière ? Dernière vérification de la musette de munitions, ajustement de la baïonnette qui nous sera probablement plus utile que nos balles une fois arrivés dans la tranchée ennemie. On pourrait presque y aller sans fusil… Il nous est totalement inutile pendant la course d’approche, ne faisant que nous gêner dans la foulée rapide de la charge. Je n’ai jamais pu m’arrêter lors de mes charges précédentes pour en faire usage, ajuster et tirer sur un adversaire de toute façon invisible, protégé par le sommet du parapet de sa tranchée. Lui, par contre, a tout le loisir de me viser derrière sa meurtrière. Les deux armes qu’il ne faut pas oublier sont la pelle et le couteau. Elles s’avèrent toutes deux beaucoup plus efficaces si nous parvenons à nous glisser dans la tranchée d’en face. La guerre moderne a remis au goût du jour le combat au corps à corps. Au 20ème siècle, le soldat redevient un guerrier préhistorique. Comme mes camarades, j’ai aiguisé mon couteau pendant des heures, enterré dans mon abri, sous les bombardements ennemis. J’ai fait de ma pelle une hache en affutant ses bords consciencieusement. Le tranchant doit être vif pour parvenir à fendre les étoffes épaisses des uniformes. De l’efficacité de cette préparation peut dépendre le fait que ce soit lui, ou moi, qui poursuivra le combat, qui survivra ou périra. Je préfère penser que ce sera moi, sans haine pour cet autre d’en face.

La section est prête, attendant le signal. Certains ont déjà le pied sur le premier barreau de l’échelle de bois qui nous permettra de hisser nos carcasses à découvert. Les regards se croisent, inquiets, cherchant les camarades avec qui on partage tout depuis des mois. La peur se lit sur la grande majorité des visages, la résignation sur certains. Il y a parfois un moment fugace où l’espoir semble apparaître sur un visage: et si, cette fois-ci, l’ordre était annulé ? Et si, cette fois-ci, il n’était pas exigé de nous de monter exposer nos vies à la mitraille ennemie ? Et si, par je ne sais quel miracle, une pensée humaine de ce gâchis inutile traversait l’esprit d’un général responsable, et l’amenait à renoncer à l’attaque..? Il se dit que dans quelques heures ou jours, la guerre sera terminée, que l’armistice sera signé. Pourquoi l’un de nos généraux ne pourrait-il pas décider d’en appliquer l’esprit avec ces quelques heures d’avance, ces quelques heures qui peuvent décider pour beaucoup de la survie ou de la blessure, peut-être mortelle ?

Les officiers et sous-officiers ne semblent pas avoir reçu un tel ordre. Ils continuent de dérouler mécaniquement la préparation de l’attaque à venir. Les caporaux passent de groupe en groupe, avec un mot de motivation pour chacun. Ce sont d’abord des mots de prévenance, nous exhortant à faire attention à nous dans le combat à venir. Mais au fur et à mesure que l’instant "t" approche, les mots se font plus durs, plus secs. Après avoir été invités à nous préserver, nous sommes sommés de massacrer les soldats d’en face, sans pitié. On nous rappelle leur barbarie il y a quelques jours en arrière, quand  eux déferlaient sur nos lignes. Notre secteur avait tenu, mais un peu plus loin sur le flanc droit, la tranchée avait été prise. J’avais fait partie des volontaires désignés pour le « nettoyage ».

Avec mon escouade, nous avions reçu l’ordre de rassembler les corps de nos soldats et ceux de nos ennemis pour leur évacuation vers l’arrière. En pénétrant dans le secteur, j’avais été pris de nausée. L’odeur des corps en décomposition était déjà forte, et celle de la terre mouillée ne parvenait plus à la couvrir. Des rats couraient se réfugier dans des galeries étroites à notre approche. Certains, plus hardis, ne semblaient même pas s’émouvoir de notre présence et continuaient leur repas au dépends des dépouilles mêlées de nos camarades et de nos ennemis tombés. Ce n’était pas la première fois que je devais m’occuper de nettoyer une tranchée après un combat. Pourtant, j’agissais en automate discipliné, chassant de mon esprit les pensées de compassion, seule façon de ne pas succomber psychologiquement à l’horreur de la scène. Mes camarades et moi avions noué un foulard de tissu sur le bas de nos visages, protection dérisoire contre l’odeur de mort. Des survivants masqués venaient enlever des corps exhibant des visages crispés dans la douleur, la peur, ou étonnamment apaisés, semblant presque endormis, quand ils n’étaient pas défigurés par une blessure profonde aux berges déjà sèches. Un sac de toile à la main, j’étais chargé de la récupération des demi plaques d’identification de chaque mort. L’une resterait autour de son cou pour identification de la dépouille et du futur lieu de sépulture. Celle que je brisais pour la mettre dans mon sac de toile partirait pour le quartier général. Dans l’enfer de cette boucherie à ciel ouvert, il y avait encore cette rigueur comptable en action. Le sac que j’enverrai ce soir pèsera lourd. Le combat a été dur. "Plutôt eux que nous" était la pensée immédiate du moment, simplement humaine. Ces mois de combat, de violence, la présence permanente de la mort à proximité immédiate, le danger de chaque instant en première ligne auraient du se traduire par la peur et la dépression. Certains y succombent, mais ce qui semble dominer et prendre le pas est une forme d’anesthésie émotionnelle. Le sentiment que nous sommes peut être déjà morts par le simple fait d’être là est probablement l’idée inconsciente qui nous protège de la peur et de la folie : que risque-t-on lorsqu’on n’existe déjà plus, que pour avancer à l’ordre, tel un automate…?

Une fois ma tâche comptable accomplie, je rejoins le reste de la section pour le relevage des corps. Qu’un homme est lourd quand la vie l’a quitté. Les manteaux gorgés d’eau et couverts de boue n’allègent pas la charge. Les armes sont rassemblées à part, les cartouchières précieusement récupérées, les casques sont empilés un peu plus loin. Il ne faut pas gâcher ces précieuses ressources : l’armistice espéré n’est justement .. qu’espéré. Nous devons les soulever à deux, puis faire les quelques mètres qui nous séparent du point de rassemblement désigné par les sous officiers. On essaie tant bien que mal d’assurer nos pas dans cette boue dans laquelle nous nous enfonçons parfois jusqu’au mollet. Plus d’une fois, le pied mal assuré glisse, et je fais mon possible pour ne pas laisser tomber le corps, mais surtout pour ne pas tomber sur, ou, sous lui, dans la fange du fond de la tranchée. C’est arrivé à plusieurs reprises. La première fois, me relevant de cette étreinte involontaire avec le mort, j’avais eu à peine le temps de m’écarter de lui pour rendre mon repas. Avec le temps, le dégoût viscéral des chairs encore tièdes s’est estompé. Pas plus que mes camarades je n’ai le choix de me soustraire à l’ordre reçu, et au final, il permet de passer au dessus des considérations humanistes qui ont pu être les miennes avant la guerre.  Les corps sont entassés à côté de la tranchée, alignés simplement face vers le ciel, dans un semblant d’ordre : leur ultime parade. A quelques mètres de là, deux officiers observent la scène en devisant tout en tirant, l’un sur sa pipe, l’autre sur une cigarette. Le tabac est un allié précieux dans ces moments particuliers. Il occupe le corps et l’esprit, apaise les tensions, mais surtout, plus il est acre, plus il masque l’odeur pestilentielle de la mort. On garde la fumée en bouche longtemps avant d’inhaler pour chasser le goût de chair décomposée ou brûlée qui nous entoure, imprègne nos uniformes, semblant coller dans nos bouches et nos narines. Que se disent nos officiers ? Je ne saurai le dire, ils sont trop loin. Je ne les envie pas. Certes ils n’ont pas les mains dans la mort comme moi et mes camarades du rang, mais je me dis que cette oisiveté forcée par le grade doit les laisser libre de penser, de ressentir et de frémir plus encore. Moi au moins, je suis en action. Moi je les soulève et les porte un par un, les arrachant à leur lit de boue. Eux contemplent la multitude immobile résultat de la boucherie de la veille. Moi je me demande comment sortir ce corps de la tranchée sans l’y refaire basculer. Eux s’imaginent probablement que c’est leur section, avec eux allongés parmi eux qui pourraient être ramassés par d’autres. Ne pas penser protège, alors j’agis, mécaniquement. Je dépose celui-là, et je redescends dans la tranchée chercher le suivant. Il y a quelques heures de travail avant d’achever la « déshumanisation » de ce secteur, et le rendre aux gars du génie qui le prépareront pour la section suivante. Ce que nous avons gardé ou conquis, il faut le conserver. C’est la règle tacite de ce jeu de massacre. Les deux camps s’accordent au moins là-dessus…

Perdu dans mes pensées j’en ai presque oublié où je me trouve à cet instant. L’ordre qui claque à quelques mètres derrière moi me replonge instantanément dans la réalité: « baïonnette au canon ! ». La main descend mécaniquement vers la hanche pour dégrafer l’étui, saisit le manche et remonte installer la lame à l’extrémité du fusil. Je vérifie son blocage correct. Il ne faudrait pas qu’elle se décroche avant d’avoir pu transpercer l’ennemi quand viendra le moment. Cela risquerait de lui donner la chance de m’inscrire à la liste de ses victoires.  Chacun de nous sait l’imminence de la charge. Les visages se ferment, se durcissent, ou, pour certains, laissant apparaitre la peur, se décomposent.
À côté de moi, un homme range sous sa vareuse la photo d’une femme sur laquelle il vient de déposer un baiser : le dernier, ou celui qu’il vient de se promettre de lui offrir lorsqu’il la retrouvera ? Pense-t-il qu’il reviendra de ce nouvel assaut, ou pense-t-il qu’il restera entre les lignes face contre terre ?
Un peu plus loin, un autre pose son front contre son crucifix, perdu dans ses prières. On pourrait trop vite penser à tort qu’il conjure la peur en se mettant en ordre vis à vis de son créateur avant de risquer sa peau, pourtant je le reconnais. Je l’ai déjà vu à l’œuvre dans des attaques précédentes. Il s’est à chaque fois illustré par sa détermination, l’intensité de ses actions, la fureur de ses charges et son apparente absence de pitié pour les soldats d’en face. Peut-être est il en train, comme nous entendons certains le faire, de remercier son créateur pour ses formidables capacités de machine à donner la mort, et d’appeler une fois de plus son Dieu à lui conférer une main sûre, sans l’ombre d’un tremblement dans l’action à venir.
Un autre, là, porte sa gourde à ses lèvres en tremblant. Rendu malhabile, il laisse une partie de son breuvage s’écouler dans sa barbe sur sa vareuse boueuse. C’est du vin. Ohh.. pas du bon.. du vin pour réchauffer, du vin pour embrumer un peu l’esprit et tenter d’en chasser la peur qui le fait trembler. Nombreux sont les soldats qui cherchent dans l’euphorie de l’alcool le stimulant pour déclencher le premier pas. On a appris à repérer l’approche de la prochaine attaque de masse en regardant la quantité de vin arrivant de l’arrière à l’ordinaire. Un peu d’ébriété peut rendre le soldat plus docile au moment opportun, cela se sait au quartier général.


Le lieutenant a rajusté son manteau et a dégainé son pistolet. De l’autre main il tient sa montre. Entre ses dents le sifflet attend l’heure. Ses yeux sont rivés sur l’aiguille qui avance inexorablement sur le cadran. Lui seul connait le contenu de la missive reçue de l’état-major, quelques heures plus tôt. L’estafette qui la lui avait remis avait la mine des mauvais jours, celle des jours de bataille, celle des jours où tous les camarades ne rentreront pas sains et saufs. Pour l’instant le temps est suspendu à cette montre. Tout autour de ce petit cadran, le temps semble arrêté. Nous ne sommes plus que masse grise immobile. Les seules choses qui nous différencient des morts que nous serons peut être dans quelques minutes, c’est la positon debout, et la vapeur de nos souffles au rythme de nos respirations. Le  nuage suivant annonce que le précédent n’était pas le dernier. Le silence est tel que je pourrais presque entendre le cliquetis de l’aiguille qui décrit sa course paisible au poignet du lieutenant, sans se douter des conséquences funestes pour certains, de cet instant où elle prendra la position que la missive a désigné comme l’heure H de l’attaque.

La poitrine du Lieutenant se gonfle, son bras se dresse, pointant son pistolet vers le ciel. Il semble menacer le pâle soleil de novembre. Les corps se préparent à l’effort qu’il leur faudra fournir pour se hisser et franchir le parapet. Le cri strident du sifflet déchire le silence pesant. J’ai déjà gravi deux barreaux de l’échelle quand l’adjudant hurle « A l’assaut ». Au coup de sifflet, mes muscles ont réagi mécaniquement et libéré l’élan trop longtemps retenu. Ce n’est pas de la bravoure ou du courage. Ce n’est pas la course pour être le premier dehors, de toutes les façons il n’y a rien à gagner, si ce n’est une balle, maintenant, ou dans quelques minutes. Arrivé au parapet, pas de signe d’hostilité de l’ennemi. Quelques secondes gagnées sur cette terre, sur nos existences fragiles et incertaines. Je me redresse sur le bord du parapet. Déjà des camarades sont en chemin, au pas de charge. Derrière, le sifflet du Lieutenant poursuit ses longs cris, comme si certains avaient pu rater le premier signal dans le silence de cathédrale. Un instant à l’arrêt, j’entends le soldat monté derrière moi me crier d’avancer. Je pose un pied en avant, puis le suivant, et je recommence, tel un automate. Les camarades de la section sont dehors maintenant et avancent vers la ligne ennemie. J’aligne ma foulée sur les hommes qui m’entourent. J’applique sans réfléchir les consignes mille fois répétées lors des entrainements il y a deux ans, et lors des briefings des sous-officiers. On appelle cela la tactique militaire de l’infanterie : avancer en vague cohérente, mais jamais collés l’un à l’autre. Quand celui d’en face cherche où faire feu dans cette marée qui se dirige vers lui, son œil est toujours attiré par le groupe plus dense. C’est à cet endroit que la salve de mitrailleuse sera la plus utile, la plus dévastatrice. À découvert désormais, mes seules protections sont la distance qui me sépare de mes camarades et les changements de direction de ma course pour empêcher le tireur d’en face de m’aligner dans son viseur. Chacun de nous sait tout cela. Nous réagissions de la même manière lorsque les rôles sont inversés, comme il y a quelques jours, et que nous sommes derrière nos parapets et nos meurtrières à regarder s’avancer vers nous la charge de l’ennemi.

Les premières dizaines de mètres à parcourir sont jalonnées d’obstacles multiples : piquets, barbelés… Les gars du génie ont passé leur nuits à les installer entre deux fusées éclairantes pour protéger les abords de nos tranchées et bloquer les vagues d’assaillants ennemis. Ces installations défensives, qui ont pu nous rassurer par moments, sont un ennemi sans nationalité pour l’instant, certes, mais potentiellement allié de l’ennemi. Les franchir n’est pas toujours aisé. Les suivre pour les contourner, c’est risquer de se regrouper avec les autres et de tenter un mitrailleur. Décider de les franchir pour rester isolé, c’est risquer de rester prisonnier, la vareuse prise dans les pointes acérées des barbelés. Le temps de se dégager, on fait alors une cible idéale pour les tireurs d’élite qui nous guettent depuis les meurtrières d’en face. Depuis des mois que nous sommes dans ce secteur, nous avons tous eu le loisir macabre d’observer ces soldats morts, maintenus, quasi debout, dans des postures grotesques. Parfois, quand ils ne sont pas trop loin de nos lignes, les gars du génie essayent de les décrocher discrètement pendant leurs sorties nocturnes. Qui était ce soldat qu’ils ramenaient ? Était-ce l’un d’entre eux tombé sous la balle d’un tireur ennemi embusqué, dont nous allions célébrer le souvenir, ou celui d’un camarade tombé trois jours plus tôt, et dont l’absence était déjà presque oubliée …?

S'il était besoin de nous rappeler que le temps n’est pas à la contemplation ou à la promenade tranquille, le staccato des mitrailleuses ennemies nous ramène à la réalité. L’air se charge de métal et devient plus lourd. Quand on entend le sifflement de la balle sur le côté, c’est qu’elle n’était pas loin, mais pas pour nous, alors on appuie le pas, on guette les autres pour conserver le rythme, et on avance. Encore quelques secondes, quelques minutes, puisse le ciel et l’ennemi que je courre encore quelques minutes… Je ne sais pas qui est cet homme devant moi, à quelques mètres, mais je le suis en zigzagant. Un cri étouffé, il semble trébucher. J’ai la vision fugace de quelque chose sortant de son dos. Emporté par son élan il semble plonger et s’immobilise le visage enfoui dans la boue, immobile, tué sur le coup. Je pose un regard sur lui en le dépassant par la gauche. Je ne le reconnais pas, mais je distingue le trou dans sa vareuse, entre les omoplates. Le tissu a déjà commencé à boire le sang qui s’échappe de sa poitrine. L’heure n’est pas aux pensées et aux funérailles. S’arrêter dans un moment pareil, c’est être candidat à la balle suivante bien ajustée. Je redresse la tête et poursuis ma course. Je suis encore vivant. Cela fait moins de cinq minutes que j’ai franchi le parapet, et je suis toujours vivant. Il n’y a point de « merci » dans mes pensées. Pour commencer, je ne suis pas sûr de penser dans cet instant. Le no man’s land ne ressemble pas à mon ancienne classe de lycée dans laquelle je passais mes journées avant de m’engager il y a deux ans. Et puis, qui faudrait-il remercier…? Dieu, en qui je n’ai qu’une croyance modérée, même si j’ai fait en leurs temps mes baptême, confirmation et communion ? La chance..? C’est quoi la chance, sinon être déclaré inapte au casse-pipe lors de la visite médicale de recrutement..? Je n’ai pas eu cette chance. Alors.. je cours.

Je reprends mes marques avec les camarades qui avancent à mes côtés. Au fur et à mesure de notre progression, la distance se réduit avec l’objectif. Les tirs ennemis deviennent plus précis, plus efficaces, plus meurtriers. Je ne pense pas qu’un seul d’entre nous ait tiré une seule balle depuis la sortie de la tranchée, mais les gars d’en face ont décidé de tirer pour deux. Sur ma droite, une tête éclate sous l’impact stoppant net la course du fantassin. Je change de direction de course et accélère encore si cela était possible. Je ne sens pas mes jambes, elles n’ont pas le droit de me lâcher dans un moment pareil.

« Mon cœur bat à tout rompre dans mes tempes. Mes semelles cloutées marquent le tempo saccadé dans la boue du no man’s land. J’entends autour de moi le battement régulier des pas de mes camarades lancés dans cette même course. Je les entends, mais ne les vois pas. Mon regard est fixé sur cet horizon masqué par les fumées des obus de la préparation d’artillerie.  Noyé dans la grisaille, je cours. »

Je contourne un entonnoir d’obus creusé lors d’un pilonnage récent. Un obstacle se dresse, sortant de terre. Emporté par l’élan je le franchis d’un saut assuré. Lorsque mon pied touche le sol, j’ai le souffle coupé. Mon corps tressaille un instant. Me suis-je fracturé la cheville ou la jambe ? Je fais deux pas de plus. Un violent point de côté me vrille la poitrine m’obligeant à stopper net. Dans un dernier réflexe de protection dérisoire, je me laisse tomber assis sur le bord du cratère puis me laisse glisser en contre bas pour ne pas rester exposé à la mitraille. Le souffle ne revient pas.

Adossé à la pente du cratère, je cherche mon air. En haut, je vois mes camarades qui poursuivent la charge serrant leurs fusils inutilisés dans leurs mains. Ces gars sont sortis de la tranchée après moi, mais ils me dépassent désormais. Leurs visages sont tendus, le regard braqué sur l’objectif, aucun d’entre eux ne semble m’apercevoir ou même chercher à regarder ce qu’il peut y avoir au fond de ce trou d’obus. Il faut que je me reprenne, que je respire à fond, que je me relève et que j’y retourne. Les gradés n’apprécient pas trop qu’on se permettent des pauses pendant les attaques qu’ils dirigent. Quelques-uns l’ont appris à leur dépends et se sont retrouvés devant le peloton d’exécution pour moins que ça. Le point de côté n’est pas passé. Depuis combien de temps suis-je assis dans cet entonnoir? Une, deux, dix minutes. Sans repères, j’ai perdu la notion du temps. Mon cœur s’est calmé, il ne bat plus dans mes tempes. Je récupère vite lorsque je fais du sport. J’étais bon coureur dans l’équipe du Lycée. Je transpire, j’ai chaud. La course a été soutenue. À droite, je transpire vraiment plus que de normale. Je sens un liquide chaud couler lentement sur ma peau. Je porte la main vers l’endroit. Ma vareuse est poisseuse en regard du bas de mes côtes. Je remonte ma main vers mon visage. Mes doigts sont rouges, enduits d’une sorte de vernis vermeil, doux au toucher, chaud encore pour quelques instants. Je suis touché.

Je passe la sangle de ma musette au dessus de ma tête. La douleur me surprend au côté droit quand le bras s’élève. Je déboutonne deux boutons de ma vareuse et ma main se glisse dessous. Je déboutonne la veste. Ma chemise est poisseuse elle aussi. Je la dégage de mon pantalon et pose ma main sur ma peau.

Il y a un trou.

J’ai un trou au dessus de la dernière côte à droite. Il s’en échappe lentement un liquide chaud. Je saigne. Je suis blessé. Je ne souffre pas. Je respire un peu mieux que tout à l’heure. Là-haut, sur les bords de l’entonnoir, les camarades défilent toujours au pas de charge. Ce n’est pas le moment de les accaparer. Ils s’occuperont de moi, et de me ramener, quand l’assaut sera terminé et victorieux. Je serai rapatrié vers l’arrière, et après un séjour à l’hôpital, je pourrai bénéficier d’une permission et retourner à la maison, retrouver maman, le confort d’un lit, d’un repas chaud pris, sans manteau, dans la douce chaleur d’un feu de cheminée. Les seuls claquements seront ceux de la bûche qui crépite sous les flammes. Je pourrai me promener près de la maison, même si l’hiver qui approche n’est pas la meilleure saison pour cela. Je pourrai marcher debout, sans but, sans avoir besoin de zigzaguer ou de me baisser pour éviter la mort qui vole. Peut-être irai-je rendre visite à Inge, la fille des voisins qui ont la grande maison au bout du village. J’aime bien Inge, et je crois qu’elle m’apprécie aussi. A-t-elle changé depuis que je suis parti, d’abord pour le lycée puis, à la guerre ? La liste est longue des choses que j’ai envie de faire ou refaire en rentrant au pays.

Le soleil matinal de novembre semble vouloir déchirer les nuages au dessus de mon trou d’obus. Il parvient même à réchauffer mon visage lentement. Cette chaleur serait presque agréable si je ne ressentais pas le froid m’envahir doucement. J’ai soif. Je récupère ma musette. La tirer vers moi me déchire la poitrine et le ventre d’une violente douleur. Serait-ce plus grave que je ne pensais? Je finis par récupérer ma gourde et la porte à mes lèvres. L’eau fraîche coule dans ma gorge, chasse le gout de terre que j’avais en bouche. Je ne sens plus mes jambes, elles me paraissent glacées. Mes doigts sont devenus malhabiles et je laisse échapper ma gourde alors que j’essaie de la reboucher. Je ne retrouverai pas de l’eau tout de suite. Un camarade sur le retour de l’assaut m’en donnera un peu de sa réserve. Même si je suis maintenant posé depuis plus d’un quart d’heure je pense, mon cœur bat encore la chamade. Il ne bat plus dans mes tempes, il ne tape plus, mais il court, lui, il continue la charge. Le médecin à la sélection m’avait dit que j’avais un cœur de sportif, bien lent au repos. Je ne comprends pas pourquoi il court encore alors que je suis assis, là, depuis si longtemps. Je viens à peine de boire, et déjà, j’ai de nouveau soif. Je n’ai jamais ressenti cette lassitude auparavant. Je regarde ma vareuse. L’auréole vermeil a grossi depuis toute à l’heure. Je réalise que je me vide de mon sang.

Je suis en train de mourir.

Cette pensée est venue déchirer l’instant. Je ne survivrai pas à cette journée. Lorsque les camarades reviendront de l’assaut, je ne serai plus qu’un de ces cadavres que je ramassais l’autre jour. Pourquoi la pensée suivante est-elle accompagnée d’un sourire qui se dessine sur mes lèvres lorsque j’imagine deux de mes camarades enlevant mon corps ? Je ne suis pas bien épais, pas très grand, je ne pèse pas bien lourd. Je les ferai moins souffrir que certains que j’ai du charrier il y a quelques jours. Le froid me gagne. Ma respiration devient rapide, petite. Je fatigue et ma tête tourne un peu. Je n’ai toujours pas mal. Je saigne moins je crois. Est-ce bon signe? Ai-je le droit de reprendre espoir ?

Non.

Je sens mes forces décliner et m’abandonner.

Comment s’appelle celui qui a appuyé sur sa détente pour m’adresser ce télégramme métallique qui m’annonce ma mort maintenant imminente ?

Pourquoi ai-je tenu deux ans sur ce front au gré des déplacements et redéploiements pour mourir aujourd’hui alors que nous savons que dans quelques heures l’armistice sera signé ?

Pourquoi notre commandement a t il décidé cette ultime assaut ? Pour la gloire ? Pour que j’aie l’opportunité de faire partie de cette caste des héros tombés au champ d’honneur ? Pour le moment je gis dans la boue de ce trou d’obus, et n’y trouve aucun honneur, je n’en ressens aucune fierté.

Souvent, en secret, dans l’abri, j’avais pensé à ce moment possible. J’en avais peur, terriblement peur. Peur de la douleur, peur de quitter ce monde si jeune, alors qu’il y avait tant de choses à y voir, à y faire, à y vivre. J'avais peur d’être seul à ce moment précis. Et je suis seul. Depuis un moment maintenant, je ne vois plus les camarades passer en haut de mon trou d’obus, sur les bords de ma chambre d’agonie. Eux se battent encore dans la tranchée ennemie, je peux percevoir le fracas du combat. Je ne dois pas être à plus de cinquante mètres de l’objectif. Le hasard des armes a voulu que je ne parvienne pas jusqu’à la tranchée ennemie. Je n’aurai pas à donner la mort, je n’aurai pas à frapper ce soldat qui ne porte pas mon uniforme.

Je suis en avance sur mon temps, de quelques minutes, ou quelques heures tout au plus. J’ai déposé mon arme, elle ne me sert plus à rien. Là-bas, à cinquante mètres derrière moi, la guerre est encore là. La haine se déchaîne, l’instinct de survie transforme les combattants en bêtes sauvages et leur laissera des images terribles à jamais gravées dans la tête. Comment le vivront-ils, qu’en feront-ils pour leur avenir et celui de nos pays ? Je n’ai pas de réponse, je n’en vois pas,  je n’ai pas la force d’en chercher.

Je pose ma tête contre la terre derrière moi. Le soleil a trouvé un passage dans les nuages qui recouvraient le secteur ce matin. Il me réchauffe les joues et les lèvres. Tout le reste de mon corps n’est que glace. Je ne souffre pas, je ne souffle plus, l’immobilité me gagne.

Je me revois enfant, ou peut être adolescent, courir dans les champs d’herbes hautes. Non, pas enfant : adolescent. Je reconnais la culotte de peau que j’avais reçu pour mon quinzième  anniversaire. Je cours à perdre haleine, en direction de la maison. Sur le pas de la porte, ma mère s’arrête en m’apercevant, elle pose son panier à linge qu’elle s’apprêtait à aller étendre sur le côté de la maison. Elle ouvre ses bras pour m’accueillir. J’aime quand elle me serre dans ses bras. J’ai toujours aimé me réchauffer contre ma mère en rentrant à la maison après une après-midi passée avec les gamins du village à courir les bois et construire des cabanes. Je vois ses bras au loin, je ne peux plus les atteindre. Je sais leur chaleur, je sens ma froidure. Une larme coule sur ma joue.

Un sourire étire mes lèvres. Je sais que je pars, là maintenant. Je sais que c’est l’instant de mon entrée dans l’au-delà. Ils se battent encore derrière moi. Je suis en avance sur mon temps. Eux sont en guerre encore pour quelques heures, moi, j’ai fait la guerre buissonnière pour la fin du conflit. Je suis déjà en paix, c’est ma victoire sur cette guerre, celle qui fut au final l’ennemie de tous ces combattants des deux côtés du no man’s land où je gis.

Je ne suis plus, mais déjà en paix, les autres devront attendre, encore.

P.B.  6 Nov 2022

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