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Toussaint 1917

1er Novembre 1917. Jour des morts. Comment seulement penser aux miens, à mes aïeux dormant sous l’herbe calme du cimetière de mon village natal alors que je suis si loin, et que je suis dans la fabrique industrielle de la mort…?

Chaque année, au village, nous quittions la maison en famille, emmitouflés dans nos manteaux de laine épaisse pour aller rendre visite aux parents, grand-parents, et à tous ceux qui nous avaient précédés. On retrouvaient les frères et sœurs, les cousins, les neveux et nièces, endimanchés pour l’occasion. Après le moment de recueillement, parfois pesant pour les enfants qui ne demandaient qu’à s’égayer entre les pierres tombales et les monuments, l’atmosphère se détendait alors que nous prenions le chemin du retour vers le centre du village, qui vers le bistro, qui vers sa maison. Les regards se dégageaient du voile de la contrition plus ou moins sincère dont ils s’étaient parés, revenaient vers les vivants et les voix s’élevaient en reprenant l’assurance de ceux qui ressortent à pied du cimetière et poursuivaient leur chemin, dans la paix.

Alors, oui, comment ressentir cela aujourd’hui en remontant le boyau de communication entre la deuxième et le première ligne de tranchée ? Il pleut, ohh, pas intensément, mais suffisamment régulièrement et depuis suffisamment longtemps pour que ma capote soit trempée et que je sois glacé debout dans ce petit matin. Mes petites lunettes sont constellées de gouttelettes qui déforment le paysage et les hommes qui s’y aventurent. La buée les recouvre un instant à chaque fois que j’expire, comme si la brume qui nous entoure et que le soleil levant, qui n’arrive pas encore à percer, ne suffisaient pas. Nous avançons lentement en colonne par un dans le boyau étroit. Il faut rester attentif à la progression de celui qui nous précède, on a vite fait de lui rentrer dedans s’il est stoppé dans son pas par la boue qui retient son godillot. Par moment, il faut se tasser contre la paroi pour laisser passer un brancard qui remonte vers l’arrière avec un camarade inconnu qui va avoir besoin du chirurgien. Les brancardiers avancent clairement plus vite que nous, mélange d’urgence de leur mission de porter le blessé au plus vite vers l’antenne de l’avant, mais aussi quelque part, l’envie de s’éloigner au plus vite de l’endroit ou çà tombe, l’endroit où naissent les tombes, l’endroit vers lequel on se dirige, sans empressement. Il est passé depuis longtemps déjà le sentiment d’être utile à une mission supérieure qui nous poussaient à courir presque dans ces marches vers l’avant. On a vu tellement de combats, subit tellement de pluies d’obus de toutes sortes, vu tellement de camarades disparaitrent que la résignation a pris la place de l’enthousiasme patriotique des premiers mois.

L’herbe calme du cimetière de mon village natal… elle doit être… verte..non ? Elle doit être courbée par le poids des gouttes de rosée froide, presque gelée, de ce matin de Toussaint. Là où je vais, point d’herbe, point de verdure. La terre a été copieusement labourée par la fureur des bombardements. Je ne connais plus que le marron grisâtre de la terre éventrée, remuée, exposée.  Çà et là, quelques troncs courts émergent encore de la terre pour nous rappeler qu’il y avait là un bosquet, là un bois, avant, avant le déluge. Là où je vais, il pleut plus de métal que d’eau, alors, oui, cette bruine froide de Toussaint qui inonde irrésistiblement ma capote, mon manteau, mon pantalon et ma chemise, elle ne parvient même pas à me gêner. Elle est presque douce à mes pensées tant elle me fait sentir vivant. Chaque instant à ressentir la vie est un cadeau par ici où nous sommes tous en sursis. Nous marchons vers le feu du combat, vers la mort possible, la notre, ou celle de celui qui marche devant, ou derrière nous. Une salve un peu plus allongée et c’est sur ce chemin d’approche de la ligne de front que nous pourrions être désintégrés. Alors on pense à ceux qu’on a laissé au village, la femme aimée, les enfants, nos parents qui doivent tous s’inquiéter malgré les difficultés de leur vie quotidienne depuis le début de la guerre. Pour eux on tiendra, on avancera, on fera notre devoir.

Le soleil perce dans la brume devant nous, timidement, sans nous réchauffer encore. Combien d’entre nous le verrons se coucher ce soir de Toussaint…?

Avant la guerre, Toussaint c’était.. un jour chaque année, et c’était une fête où les vivants venaient visiter les morts.

Aujourd’hui, c’est tous les jours Toussaint, je n’ai pas le cœur à la fête, et je suis déjà mort au milieux des morts et de ceux qui vont mourir.


P.B.  1er Novembre 2023
À tous les humains innocents pris dans les guerres qui déchirent notre Humanité.

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