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Orage d'acier

Mon régiment était monté en ligne depuis trois jours. Les journées avaient été plutôt calmes. Quelques échanges de tirs sporadiques avec la première ligne ennemie rompaient le calme apparent. Deux soldats avaient été blessés légèrement par ricochet. En cet hiver 1917, le froid devenait rude pour les corps, certes aguerris, mais aussi fatigués. L’absence d’activité particulière dans le secteur nous avait permis d’aménager un peu la tranchée. Un abri avait été creusé avec l’aide des gars du génie.

On y accédait par un escalier taillé dans la terre et renforcé de planches récupérées sur les caisses de munitions. Il débouchait sur une salle de bonne taille dans laquelle deux sections pouvaient prendre place en acceptant quelques inconvénients de promiscuité. Nous pouvions nous y tenir debout. Il fallait néanmoins faire attention aux sacs de provisions qui pendaient aux étais du plafond : c’était la meilleure parade à notre disposition pour éviter de payer un impôt trop lourd aux rats qui avaient bien senti la présence de cette nourriture. Celui qui oubliait sa musette à côté de lui au sol en s’endormant ne retrouvait pas la totalité de sa ration au réveil… Au centre, une cheminée avait été percée dans le toit, garnie d’un tuyau métallique pour assurer un semblant de ventilation et de renouvellement d’air. D’après les gars du génie, les six mètres de terre au-dessus de nos têtes nous assuraient une bonne protection contre les obus d’en face. C’était la version optimiste, celle qui faisait de cette caverne de terre le cocon dans lequel nous pouvions espérer relâcher les tensions, se sentir en sécurité quelques heures, si tant est que cela soit possible dans le contexte. L’autre version était moins rassurante. Un coup au but avec un gros calibre pouvait très bien provoquer l’effondrement instantané de l’édifice de glaise et nous ensevelir. Dans ce cas, cet abri se changerait en notre tombeau en l’espace d’un instant, sans que nous ne puissions y faire quoi que ce soit. Nous préférions tous la version optimiste.

L’autre danger qui nous guettait était la guerre souterraine. Comme notre camp, l’ennemi avait à sa disposition des compagnies de sapeurs. Ces soldats de l’ombre étaient capables de creuser des galeries de plusieurs centaines de mètres sous le no man’s land, pour venir installer des explosifs sous nos abris, tranchées ou fortifications. Nous avions eu des échos d’un secteur du front à quelques kilomètres du nôtre, où, quinze jours auparavant, l’explosion de mines sous une tranchée avait ouvert un cratère de trente mètres de diamètre, pulvérisant toutes les installations et les deux sections qui y étaient postées. Il n’y avait eu que de rares survivants. Les sapeurs pouvaient travailler jour et nuit à l’abri des tirs ou bombardements du no man’s land, protégés qu’ils étaient dans leur traitresse progression. Dans les deux camps, il y avait suffisamment d’ingénieurs et de techniciens issus des mines de toute sorte pour dresser les plans de ces approches sournoises. Les derniers mètres étaient les plus périlleux pour les sapeurs. Il leur fallait être à l’écoute des bruits de l’activité ennemie pour assurer l’emplacement idéal des explosifs. Dans cette phase de leur perfide ouvrage, ils pouvaient aussi être détectés par les bruits de leur travail. Cela pouvait laisser la chance au camp attaqué de bâtir une galerie de contre minage pour effondrer la galerie attaquante sur les sapeurs qui s’y trouvaient. Avec le temps, nous avions appris à rester aux aguets. Tels des médecins appliqués, nous auscultions régulièrement les parois des abris profonds pour tenter de détecter les signes de l’activité souterraine de l’ennemi. Si on m’avait dit un jour au lycée que j’apprendrais à ausculter la terre, j’aurai pensé qu’une telle idée ne pouvait que sortir de l’esprit d’un fou. Mais c’est peut être le génie intrinsèque de la guerre que de rendre normale la folie des hommes.

Ce matin, le front devant nous était calme: quelques tirs sporadiques donc, mais rien de bien méchant. Un vent léger portant vers l’ennemi avait nettoyé le ciel, et nous profitions donc de quelques rayons bienvenus pour sécher et réchauffer nos uniformes détrempés par les pluies des jours précédents. Le sens du vent, vers le secteur ennemi, nous était favorable. Ce simple petit détail de météorologie locale était scruté par les plus aguerris des soldats présents. Il signifiait que nous ne risquions pas d’attaque aux gaz. L’ennemi ne prendrait pas le risque de subir un gazage de sa propre initiative.
Si le calme régnait sur le plan militaire strict, la tranchée grouillait d’activité. Certains renforçaient les parois dégradées par la pluie ou les bombardements anciens. D’autres tentaient d’évacuer par dessus le parapet l’eau stagnante et la boue qui envahissaient certaines sections de la tranchée. Par endroit, on ne trouvait le sol ferme, mais glissant, qu’après avoir enfoncé la jambe jusqu’au genoux dans la boue collante. Se déplacer demandait de grands efforts et cela compliquait toutes les tâches du quotidien. À chaque attaque ennemie, à chaque bombardement, à chaque pluie, le travail des jours précédents était annihilé et il fallait reprendre à zéro. Avec deux camarades je devais rafistoler le cadre de l’entrée de l’escalier menant à l’abri de combat. Nous étions tout à notre tâche quand nous parvint de loin le grondement sec d’un départ d’obus. Çà ne venait pas de chez nous. Quelques secondes plus tard, j’entendis un vrombissement au dessus de la tranchée. Entendre ce bruit était déjà bon signe : le tir était trop long. Vingt mètres plus loin, en arrière de la tranchée, une gerbe de terre s’élevait déjà. Elle nous retombait dessus en pluie noire et solide. Nous l’avions échappé belle, mais cela risquait de ne pas durer. De leur poste d’observation, les soldats ennemis allaient indiquer à leurs artilleurs les corrections à effectuer avant de lancer le gros du bombardement. La réaction du Lieutenant fut immédiate : « Tous aux abris !! ». Nous nous ruâmes donc vers les escaliers menant aux abris souterrains. Les premiers arrivés en bas se dirigèrent vers le fond pour laisser libre l’arrivée de l’escalier et éviter de laisser des camarades bloqués trop longtemps à l’entrée de l’escalier.

Une fois au fond, les bruits étouffés de la canonnade paraissent si lointain qu’on se demande presque pourquoi on est descendus en courant si vite. Cette question ne se pose pas longtemps. Les premiers impacts bien ciblés sur la tranchées arrivent très vite. Le bruit redevient assourdissant. Nous nous serrons dans l’abri, les uns contre les autres. Le grondement et les vibrations de la terre rendent toute conversation impossible. Nous ne sommes qu’une masse de chair humaine, compacte, à la merci du hasard de la balistique ennemie. Dans ces moments où l’on perd totalement prise sur le déroulé des évènements, chacun réagit selon sa constitution, selon son degré de peur ou de confiance dans l’avenir, la chance, mais surtout la solidité vantée de la couverture de l’abri.

Celui chez qui la peur l’emporte regarde fixement devant lui, ou ses pieds, ou surveille le plafond à la recherche du moindre de signe de fissure qui pourrait annoncer l’effondrement. Il y en a un qui a peur deux gars devant moi. Ses yeux sont écarquillés, fixés sur le  plafond, à chaque impact, son cou semble se raccourcir pour mettre sa tête à l’abri entre ses épaules. Au dessus de nos têtes les coups s’enchainent, lourds. A chaque impact, les vibrations de la terre envahissent notre chair. La première fois que j’ai subi un bombardement dans un abri, j’ai cru que mon corps allait se disloquer tant la vibration était forte. Désormais résigné, je ne crains plus la dislocation, mais je ne goûte toujours pas cette sensation.
Celui qui croit en la chance, ou d’abord dans la qualité du travail des gars du génie, présente un visage où pointe l’expression d’une lassitude, un sentiment de temps perdu, voire une colère contre ce confinement obligatoire tant il préfèrerait être au grand air. Parfois, l’optimiste, repérant l’anxieux auprès de lui, tente de le rasséréner par une tape amicale sur l’épaule, signe d’amitié virile et de réconfort humain. D’expérience, sous le roulement d’un bombardement qui se prolonge, la peur est plus communicative que la réassurance.


Juste à côté de moi, un soldat sanglote. Je me tourne vers lui. C’est un bleuet de la dernière classe appelée. C’est probablement son premier bombardement. On peut lire dans ses yeux qu’il est déjà mort au fond de lui. Il se trémousse sur place dans un ballet ridicule. En baissant les yeux je comprends la raison de cette danse : il essaye de disperser discrètement avec ses brodequins la flaque d’urine qui s’échappe de son pantalon souillé. Le pauvre s’est uriné dessus, et tente de dissimuler la chose pour ne pas être l’objet de railleries de la part de camarades indélicats. Je le regarde. Il fuit mon regard pendant de longues secondes, honteux probablement, avant de l’accepter. Quand nos regards se croisent à nouveau, il y lit une vraie compassion et son visage se fend d’un timide sourire accompagné d’un petit haussement d’épaules qui semble me dire « désolé… ». Il me faudrait hurler malgré la proximité pour pouvoir lui expliquer que nous avons quasiment tous, moi le premier, été victime du même phénomène de faiblesse de nos robinets lors de nos premières expériences. À son sourire, je crois bien qu’il a compris, que plus que la honte, c’était finalement un rite initiatique, presque un baptême qu’il venait de vivre, et qu’il n’y avait pas lieu de s’en formaliser.

Deux coups au but nous surprennent et plongent l’abri dans un silence sépulcral. Ce coup-ci, j’ai presque été soulevé de terre par l’impact. Certains sont tombés et se relèvent lentement, le regard vide. Même les plus aguerris redressent la tête cette fois ci, tentant d’évaluer les dégâts sur le toit de l’abri. Malgré les étais et les lattes de bois du plafond, la terre ruisselle et vient nous recouvrir d’une fine pellicule. Comme nous regardions tous le plafond, on en a pris plein les yeux, le nez, la bouche. Nombreux sont ceux qui toussent et crachent, éternuent pour se libérer de ces poussières envahissantes. Je réajuste mon casque Adrian pour qu’il protège un peu plus le visage que la nuque. A côté de moi, le jeune soldat mouillé de tout à l’heure se frotte les yeux énergiquement. Je lui saisis la main et lui hurle de se calmer, que je vais m’occuper de lui. J’attrape ma gourde d’une main. De l’autre, je lui saisis le menton pour renverser sa tête en arrière et fais couler de l’eau sur ses yeux. Il s’ébroue, et, ayant récupéré la vue, me lance un deuxième sourire, plus large encore qu'auparavant.

L’ennemi a encore des obus en réserve. Le roulement ne faiblit pas. Le toit de l’abri tient. S'il résiste jusqu’au terme du bombardement, nous devrons probablement réapprendre la géographie de nos lignes d’avant… Quand ça pleut aussi dru, il ne reste pas grand chose de nos installations de tranchées. Certains secteurs de plusieurs mètres seront certainement à déblayer, ou recreuser. Il ne faut pas s’attacher à son lieu de vie sur le front, il peut changer du jour au lendemain. Sa seule fonction est de nous protéger au mieux des tirs ennemis, et c’est pour cette raison, que dès la fin de l’attaque, même si l’envie n’y est pas, nous nous remettrons à bâtir en attendant les prochaines destructions.

L’inquiétude qui m’envahit ensuite est en fait la question que chacun se pose autour de moi : s'agit il d’un bombardement pour éprouver nos défenses et saper notre moral ? L’ennemi nous l’inflige alors en restant planqué à l’abri dans ses lignes. Mais il se pourrait aussi que ce fut une préparation d’artillerie annonçant une attaque directe de l’infanterie ennemie dans les minutes qui viennent… Il faut s’habituer à l’idée qu’il est impossible de répondre à cette question, enterrés que nous sommes dans l’abri, sans vision sur l’activité éventuelle dans la première ligne ennemie. La météo balistique du moment n’est pas trop à la promenade d’observation, au lent balayage du front à la jumelle… Une chose est sûre par contre : il ne faudra pas trainer en bas dès que l’accalmie se dessinera. Il serait désastreux de se faire cueillir par une charge ennemie alors que nous sommes encore piégés dans nos abris. Sans défense, nos lignes seraient envahies et nous serions, au mieux capturés en masse, au pire annihilés. Quelques grenades ou un lance-flammes font un ménage particulièrement efficace dans la promiscuité d’un abri comme le nôtre. Des ingénieurs créatifs ont planché de longues heures sur le meilleur moyen d’occire son prochain. Cette guerre de l’orée du 20 ème siècle semble vouloir marquer le début de l’industrialisation de la mort, de la massification des victimes, secondée par la technologie grandissante.

Le roulement continue au-dessus de nos têtes. On ne se soucie plus des poussières qui tombent entre les planches du plafond de l’abri. Devant moi, j’observe la nuque poussiéreuse de mon camarade de section. Comme moi il est couvert de terre fine. La sueur, fruit de la chaleur de l’endroit confiné, et de la peur qui nous habite, trace un petit sentier sinueux dans la poussière. Cela fait trop longtemps que ça tape pour que nous soyons encore à redouter l’effondrement. Comme toujours, dans ces moments intenses du feu en action, lorsqu’ils se prolongent, nous sommes gagnés par une anesthésie émotionnelle, seul refuge possible pour repousser plus loin les limites de notre résistance psychologique et espérer échapper à la folie. Malheur à celui dont la dernière digue de défense profonde lâcherait : il serait de facto en danger de mort imminente. Je ne croyais pas si justement penser. À quelques mètres de moi, près de l’escalier qui mène à l’enfer au dessus de nous, un homme bascule brusquement dans ce qui nous guette tous : la folie. Lorsque nous en reparlerons le jour suivant avec les camarades qui se trouvaient près de l’escalier, Guy le plombier de Narbonne, Jean le fermier du Doubs, ou Pierre, l’ouvrier de Paris, nous nous rappellerions qu'il y avait eu quelques signes annonciateurs. Jacques, un solide paysan du Cantal avait montré des signes de peur panique dès le début du bombardement. Les camarades autour de lui ne s’en étaient pas aperçus d’emblée. Le lendemain ils décriraient son visage blême alors que certains, des anciens, souriaient en confiance malgré les coups de boutoirs que la terre recevait au dessus de nous. Ils se rappelleraient d’un homme que l’on voit se refermer, s’isoler. Guy et Pierre avaient perçu le changement s’opérant en Jacques. Ils avaient essayé de l’entourer, mais à part quelques tapes viriles sur l’épaule, ou le fait de vous prendre dans les bras, aucune parole ne pouvait être échangée dans le vacarme des explosions qui s’enchainaient sans faiblir.
Alors que mon regard balaye machinalement notre abri, j’aperçois un mouvement brusque au bas de l’escalier qui mène à la tranchée. Jacques s’agite brusquement. Pierre et Guy tentent de le maitriser, mais il n’est pas chose facile de stopper un homme dont la force est décuplée par la peur de mourir dans l’instant qui suit. D’une ruade de l’épaule, le forcené se dégage de la tentative d’immobilisation de ses deux camarades. Il s’élance alors vers l’escalier. Moi qui aurait tout fait pour être contre le mur opposé à cet escalier, je vois, sans pouvoir rien y faire, disparaître cet homme vers l’enfer de la canonnade quelques marches plus haut. Pierre ébauche un pas vers l’escalier, mais sera retenu par la main ferme de Guy. Quand un homme la perds sur le front, la raison commande de ne pas le suivre. L’expérience montre que cela ne fait que multiplier les pertes. La folie de la guerre est meurtrière. Cela tout le monde en est conscient. La folie d’un homme peut être toute aussi fatale pour ses camarades de combat. La seule chance de Jacques aurait été que Pierre, Guy, ou un autre, ait réussi à le plaquer au sol avant qu’il ne pose le pied sur la première marche. Ce n’était pas arrivé.

Nombreux étaient les hommes qui avaient assisté impuissants à la fuite de Jacques. Il n’était cependant pas possible de maintenir ses pensées et attentions vers cet homme que la folie avait probablement jeté sous le déluge de feu et d’acier quelques mètres plus hauts. L’esprit humain est ainsi fait que, soumis à la pression du risque de mort imminente pour lui même, il chasse bien vite la vision fugace du danger que court l’autre, tout camarade de section qu’il puisse être. Comme s’il était informé de la tension récente, l’ennemi semblât vouloir marquer le coup en intensifiant le tir. Le pilonnage dura encore plus d’une heure me semble-t-il, si tant est que l’on puisse garder la notion du temps. Le dernier obus tombé, la terre vibra une dernière fois quelques secondes encore. Un calme terrifiant s’installa brutalement. Suis je mort pour ne plus rien entendre ? C’est la première pensée qui me traverse. Autour de moi, les épaules se relâchent, on voit réapparaître des cous, des nuques au dessus des cols épais de nos vareuses ou manteaux. Un léger bruissement s’élève. Des respirations qui s’approfondissent, sortant de toutes ces poitrines agglutinées qui réalisent, chacune, qu’elles respirent encore. On échange les premiers commentaires. Les officiers se ressaisissent rapidement. Il n’y a pas une minute de plus à perdre. Nous devons réoccuper la tranchée, nous préparer dans l’instant à une potentielle déferlante de soldats ennemis. L’arrêt du pilonnage peut effectivement signifier la fin de la préparation d’une attaque en règle, massive.

«  À vos postes de combat !!»  Le lieutenant a crié son ordre pour couvrir les conversations qui reprenaient. C’est tout un entrainement, comme un ballet bien réglé, pour permettre à deux sections de s’écouler rapidement dans le goulot d’étranglement d’un escalier d’abri. Quand j’arrive à l’air libre, il est encore poussiéreux. La terre a été projetée haut lors des explosions et n’a pas encore totalement fini de retomber. L’air frais me fouette le visage. La pluie froide est presque une caresse au sortir du confinement forcé de la dernière heure. On avance au pas de marche pour regagner chacun notre secteur d’affectation. Des camarades sont déjà à leur poste d’observation, soit derrière leur meurtrière, soit derrière leur périscope. L’un d’entre eux se tourne vers nous qui courons dans la boue de la tranchée: « Tranquilles les amis, çà bouge pas ! ». Je ne vois encore que le fond de ma tranchée, mais j’avance le cœur plus léger. Si nous devions subir un assaut, ceux d’en face seraient déjà en train de courir dans le no man’s land. C’était juste un pilonnage, sans plus. La nouvelle fait vite le tour. Les visages se détendent.

Puisque la guerre semble vouloir faire une vraie pause, il va être possible d’envisager les réparations des dégâts causés par le bombardement. A défaut de nous avoir tué cette fois-ci, l’ennemi nous oblige à poser les armes pour empoigner les pelles et les pioches. Je n’envie pas ceux qui restent postés en surveillance derrière les meurtrières. Même si les heures qui vont suivre seront pénibles à tenter de terrasser dans la boue, au fond de mon trou, je ne risque pas le tir ajusté d’un gars d’en face en mal de carton glorieux. On se répartit le travail et on commence la remise en état de notre tranchée, celle qui nous a si souvent sauvé la peau. Des pans entier se sont effondrés et il faut déblayer des monceaux de terre puis étayer les parois. Quand on intervient vite après le bombardement, la terre est encore meuble, aérée. Le travail avance vite. Si nous avions laissé passer la nuit, la pluie se serait chargée de compacter l’ensemble, rendant plus difficile encore le travail. Là, j’avance vite. Au coup suivant, ma pelle bute sur un obstacle dur, dans un bruit métallique. Je retiens mon souffle et mon geste. Les copains se sont figés autour de moi. Ai je tapé sur un obus non explosé ? Va t il se déclencher maintenant et nous pulvériser ? Il est trop tard pour se mettre à l’abri, mais les secondes suivantes sont longues. Constatant que je suis toujours de ce monde, je lance l’alerte réglementaire, et retire lentement ma pelle. Je m’agenouille à même la boue. Le séjour dans l’abri m’avait permis de retrouver le confort d’un pantalon et d’un manteau sec, ce ne sera que vague souvenir d’ici quelques minutes. À la main, armé de ma baïonnette, je retire précautionneusement la terre qui recouvre l’objet que ma pelle a heurté. Il ne faut pas faire de geste brusque. Il ne reste que quelques centimètres de terre avant de mettre au jour l’objet redouté. C’est le métal bleu et le relief du cimier d’un casque Adrian qui apparait. Ce n’est pas la mort que je risque donc, mais un mort que je trouve. D’où vient que je ne frémis pas plus que cela  en poursuivant le dégagement de ce casque…? L’habitude désacralise le contact avec la mort. Elle est devenue une compagne de voyage, pas de celles que l’on souhaite, mais qu’on tolère, parce qu’elle a finalement le droit d’être dans le même train que vous, à ce moment précis. Sous le casque, englués de glaise molle, les cheveux et la nuque apparaissent. Je fouille de mes doigts sous le col contre la chair froide pour y trouver ce que je cherche, le collier auquel devrait être accroché la plaque d’identification. Je la fais tourner lentement en essayant de ne pas entamer la peau de son cou. Je parviens à récupérer les plaques du bout des doigts. J’en arrache une. Je l’essuie lentement de l’index. Les camarades se sont rapprochés. Qui est là sous la terre ? Je crache sur la plaque pour finir de la nettoyer. Jacques… C’est le pauvre gars qui a craqué quelques heures plus tôt sous le bombardement. Il n’aura pas été très loin. Le sergent me tape sur l’épaule. Il me regarde d’un air neutre où ne se lit que le poids de l’habitude. Il me tend la main pour récupérer la plaque. Elle rejoindra les autres sur le bureau du quartier général pour mettre à jour « les effectifs ». L’ordre suivant du sergent, il ne le prononce même pas. D’un geste circulaire de la main il se fait comprendre « enlevez moi ça, et reprenez les travaux de réparation ». Il n’y a plus de place pour les larmes, cela fait longtemps que les yeux sont secs. Si seulement la terre pouvait être aussi sèche que nos yeux…

P.B.  10 Novembre 2022

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